J’introduis souvent mes conférences sur les usages pédagogiques du numérique en montrant cette photographie initialement publiée par le New York Times et reproduite dans un ouvrage de Larry Cuban [1]. Elle montre une leçon de géographie technologiquement « enrichie ». Cette innovation consiste dans le fait que la leçon se déroule dans un avion, une technologie de pointe pour 1928, année durant laquelle cette photographie a été prise. Il semble que les personnes à l’initiative de cet aerial course avaient dans l’idée que prendre du recul pourrait aider les élèves à comprendre un peu mieux la Terre qu’ils habitent. Un Google Earth analogique en somme !
Larry Cuban poursuit en soulignant que, malgré la prouesse technologique, les promesses pédagogiques ne semblent pas au rendez-vous : une classe disposée en râteau, une enseignante qui pointe un globe sur son bureau, des élèves dont l’attention est portée sur l’enseignante plutôt que les hublots (sauf évidemment l’élève au fond de la classe)… Si innovation il y a, elle n’est pas d’ordre pédagogique car des opportunités n’ont pas été saisies. Mais comment auraient-elles pu l’être ? Enseigner, serait-ce de manière très traditionnelle, dans un avion qui doit faire beaucoup de bruit et de roulis, c’est déjà une belle performance en soi. Ainsi, utiliser des technologies c’est bénéficier de nombreuses opportunités pour enseigner autrement et parfois mieux mais ce sont d’abord des défis à relever.
Les défis et opportunités liés aux usages du numérique dans l’enseignement et la formation ne sont probablement pas exactement du même ordre. Le terme numérique ne renvoie pas simplement à une technologie mais à une culture, ou plutôt des cultures. C’est-à-dire que tous les secteurs de l’activité humaine s’en trouvent profondément modifiés. Avec l’arrivée des MOOC, ces Massive Online Open Courses permettant de concevoir des cours en ligne qui regroupent parfois des milliers d’étudiants, le numérique interroge véritablement les fondements de l’éducation : s’agit-il d’une nouvelle organisation des systèmes éducatifs pour s’adapter aux possibilités des réseaux ? [2] Mettent-ils en péril l’avenir de l’université en tant que lieu de diffusion des savoirs ? [3] Sont-ils un indicateur de l’impact de la nouvelle économie sur l’enseignement supérieur ? [4] Quelles nouvelles modalités de certification permettent-il d’envisager ? [5] Quelles formes nouvelles d’ingénierie pédagogique impliquent-ils ? [6]… Des chercheurs analysent ce phénomène dans ses différentes dimensions mais il semble que nous sommes encore loin de bien le comprendre et les initiatives qui sont prises par les institutions manquent probablement d’étayage théorique.
Je ne fais pas partie des enseignants qui ont créé un MOOC mais j’ai, plus modestement, plusieurs SOOC à mon actif. SOOC se lit comme MOOC mais le S signifie Small et, si le second O est bien l’initial de Open, il ne faut pas comprendre « aux étudiants » mais plutôt « aux autres enseignants ». Entendez moi bien, je ne suis pas hostile à l’idée que d’autres étudiants que ceux que j’ai officiellement en charge interviennent dans mes cours. Les ressources que je produis sont la plupart du temps ouvertes, libres et accessibles à tout-un-chacun. Par ailleurs, je trouve plutôt intéressant que des personnes extérieures interviennent pour commenter, poser une question, suggérer une réponse ou remettre en question. Mais, avant tout, mon objectif est de diversifier les sources des savoirs qui sont abordés, que d’autres enseignants viennent apporter leur expertise et transforment le cours en séminaire de recherche où enseignants et étudiants débattent afin que les les savoirs qui sont en jeu apparaissent comme provisoires, contextuels et que les étudiants puissent s’imaginer eux-mêmes comme des producteurs de savoirs. L’enjeu réside dans leur développement épistémique [7] c’est-à-dire dans leur capacité à jeter un regard critique tant sur les savoirs que sur la manière dont ils sont produits. Mon expérience (récente) des SOOC me permet de dire qu’un SOOC ça s’organise (sinon c’est le bazar !). Ainsi, je demande à mes étudiants du Master Architecture de l’Information d’interviewer des spécialistes du e.learning, de publier les vidéos des interviews puis de participer à un séminaire qui permettra de faire la synthèse de la question traitée. Parfois aussi les choses s’organisent d’elles-mêmes. Ainsi, deux collègues avec lesquels j’échangeais à l’issu d’un jury de soutenance de thèse ont été, le lendemain, invités à commenter en ligne les travaux de mes étudiants du Master de Didactique. Je n’ai pas (encore) la recette du bon SOOC mais c’est bien d’une innovation technopédagogique dont il est question. D’une part les technologies permettent de diffuser les ressources, de communiquer, de conduire un travail collaboratif, le tout en ligne, en synchrone ou en asynchrone. Et, d’autre part, si innovation pédagogique il y a, elle repose surtout sur l’acceptation de dévoiler son travail à ses collègues, amis critiques, et dans l’obtention, de la part des étudiants, de jouer un jeu qui ne leur est pas habituel.
Avec quelques aménagements on doit pouvoir utiliser l’article Souk de Wikipedia pour créer l’article SOOC. En voilà un début : « En arabe anglais, un souk SOOC est un marché forain cours en ligne éphémère, généralement hebdomadaire. C’est aussi un lieu de transactions commerciales pédagogiques. Il est presque toujours en plein air ligne; seuls certains souks des médinas SOOC des universités sont parfois couverts en présentiel […]. Les souks SOOC contiennent des boutiques ressources pédagogiques, mais également des ateliers et parfois des habitations travaux conduits de manière collaborative. Par analogie, un souk SOOC désigne aussi un lieu cours où règne le désordre, le bruit mais aussi la créativité des étudiants. »
[1] Cuban, L. (1986). Teachers and machines, the classroom use of technology since 1920. New York and London: Teachers College Press.
[2] Baron, G.-L. (2012). À propos de Mooc, quelques exemples. adjectif.net. Consulté 5 octobre 2013, à l’adresse http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article188
[3] Brafman, N. (2013). Comme les abbayes au temps de Gutenberg, les universités dans leur forme actuelle vont disparaître. Le Monde.fr. Consulté à l’adresse http://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2013/10/02/comme-les-abbayes-au-temps-de-gutenberg-les-universites-dans-leur-forme-actuelle-vont-disparaitre_3488384_1473692.html